Texte apocryphe : certaines libertés ont été prises par rapport à la réalité des faits.
Une mauvaise nouvelle
Séguran avait été convoqué par son père, le célèbre Ursmer de Castebrie. Rare étaient les fois où il le voyait, plus rare étaient encore les fois où il était convoqué officiellement. L’heure devait être grave. Engoncé dans son pourpoint finement ouvragé tout en soie aux parures dorées, soulignant le mauve et le noir de sa maison, Séguran inspira une large goulée d’air, se redressa et ouvrit la porte de la salle du conseil de son illustre père.
La salle du conseil, basse et sévère, baignait dans une lumière tamisée provenant des lampes à huile accrochées aux murs. Aucune lumière du jour ne passait par les fenêtres inexistantes. Ce qui était logique pour une ville en majeure partie creusée dans la roche d’un cratère. Au centre trônait une longue table en érable provenant des fabriques Delaunois. Derrière elle, debout, les mains croisées dans le dos, Ursmer de Castebrie.
— Ferme la porte.
Le ton n’était ni dur, ni tendre. C’était la voix d’un homme dont les décisions, une fois prises, n’étaient pas discutées. Séguran obéit, le coeur un peu plus lourd à chaque pas qui le rapprochait de son père. Tant dis qu’il progressait, il remarqua la silhouette imposante, mais discrète, d’une créature mi-homme mi-ours. C’était l’Archiviste de l’Antre, l’Ours.
Le mage ne disait rien. Il se tenait là, dans l’ombre d’un pilier de pierre, drapé dans une tunique de laine brute marquée par le temps. Sa fourrure grisonnante captait la lumière des lampes d’une manière presque irréelle, et son regard, noir et calme, fixait Séguran avec une intensité troublante.
Le jeune homme inclina très légèrement la tête en guise de salut, mais l’Archiviste ne répondit que d’un imperceptible mouvement du menton. Sa seule présence suffisait à imposer silence et gravité.
Le baron Ursmer se détourna de la table, fit quelques pas lents, et prit place dans l’un des fauteuils cloutés qui bordaient le centre de la salle. Il invita Séguran à s’asseoir d’un geste de la main. Ce dernier s’exécuta sans un mot.
— Les vents changent, fils. Et pas seulement au sommet du Cratère.
Il marqua une pause, comme s’il mesurait chacune de ses paroles.
— Le peuple gronde. Les prêtres murmurent. Les sceaux s’effacent sur les murs du bas-quartier. Les gens n’ont plus peur de les gratter.
Il se pencha en avant, mains jointes, les coudes sur les genoux.
— Il y a eu des morts. Deux. Un mage et un prêtre. Jetés dans la Faille. Et pas par des bandits.
Séguran blêmit. Il voulut parler, protester peut-être, mais Ursmer leva un doigt, l’interrompant sans rudesse.
— Je ne peux pas te protéger ici. Pas longtemps. Et je ne laisserai pas ton nom être noyé dans le sang des peureux.
Un raclement de gorge discret, presque délicat, fit tourner leurs regards vers l’Ours. Sa voix, grave et lente, vibrait dans les pierres comme une incantation.
— Le moment est venu. Le Prince Renan monte une expédition pour Obéon. La Nouvelle-Antre ne sera pas fondée par les survivants, mais par les éveillés.
Ursmer hocha la tête.
— Tu pars à l’aube. Avec ceux qu’on appelle encore “enchanteurs” et la Meute. Vous embarquerez depuis le port des elfes, à Caer Khol. Le Prince Renan mène l’expédition, mais toi… tu porteras nos couleurs.
Séguran déglutit.
— Et si je refuse ? Osa-t-il , malgré lui.
Son père le fixa longuement. Puis se leva.
— Alors tu restes. Et tu meurs. Peut-être pas demain. Peut-être pas de leur main, mais tu mourras. Et ton nom avec toi.
Un silence tomba. L’Ours s’approcha d’un pas lourd mais feutré, s’arrêta juste derrière le fauteuil de Séguran.
— Je vous laisse faire vos adieux. Je vais réunir les autres.
Lorsque la porte se referma derrière l’Archiviste, la salle sembla s’élargir d’un souffle. Le silence s’installa, pesant, presque gênant. Ursmer demeura debout, les bras croisés dans le dos, le regard tourné vers les pierres noires du mur. Séguran, lui, gardait le syeux baissés, incapable pour l’instant de soutenir la gravité du moment.
— Je ne t’ai jamais demandé ton avis sur ce que je faisais de toi.
La voix du baron s’était adoucie, mais elle n’en était pas moins tranchante.
— Tu n’as jamais eu l’enfance des autres, ni leurs rêveries. Tu as grandi avec des armes au mur, des parchemins sous verre, et les mots des morts gravés dans les couloirs.
Il se retourna enfin, lentement.
— Peut-être ai-je eu tort. Peut-être ai-je trop voulu te faire digne de ce nom. Castebrie.
Il s’approcha d’un pas, puis d’un autre, jusqu’à s’arrêter devant lui.
— Mais aujourd’hui, c’est à toi de le porter. Pas ici, pas dans ce Cratère gangrené par la peur et l’ignorance. Là-bas, en Obéon. Là où l’on bâtit encore. Là où les mots ont un poids.
Il tira de sous sa tunique un petit coffret de bois sombre, orné de ferrures gravées d’antiques runes familiales. D’un geste lent, presque cérémonial, Ursmer l’ouvrit et en sortit un pendentif suspendu à une chaîne d’argent vieilli.
À l’intérieur, enchâssé dans un mince écrin de verre taillé, reposait un fragment d’os : une phalange humaine, minuscule, presque banale, si ce n’était la fine gravure dorée incrustée sur le verre, et le sceau de cire noire apposé à son revers.
— Ce n’est pas un bijou, Séguran. C’est une relique.
La voix du baron s’était faite plus grave encore, comme s’il parlait au seuil d’un sanctuaire.
— C’est un fragment de la main de Galahad de Castebrie, notre ancêtre. Celui qui a vaincu le Dragon et fondé notre lignée.
Il tendit doucement le collier.
— Elle a été gardée, transmise, bénie par quatre générations de prêtres et enchâssée par l’Archiviste lui-même.
Séguran, d’abord figé, tendit lentement les mains. Quand ses doigts effleurèrent le pendentif, un frisson le traversa. Le verre semblait tiède, presque vivant.
— Là où tu vas, les noms comptent moins que les preuves. Les mots sont creux si l’on ne sait pas les lier à la mémoire. Garde-la sur toi. Porte-la à ton cou. Pas comme un talisman, mais comme un serment.
Il referma la boîte vide, les gestes empreints d’une lenteur rituelle.
— Là-bas, tu ne seras pas seulement un noble. Tu seras un témoin. Le lien entre ce que nous avons été… et ce que nous devons devenir.
Séguran releva enfin les yeux. Dans ceux de son père, il n’y avait ni tendresse, ni dureté. Juste une résolution tranquille, presque douloureuse.
— Et si je n’étais pas prêt ? murmura-t-il.
Ursmer posa une main sur son épaule, comme on scelle un pacte.
— Alors tu le deviendras en marchant.
Il recula d’un pas, laissant à son fils le poids de la décision, déjà prise.