Texte apocryphe : certaines libertés ont été prises par rapport à la réalité des faits.
Bélème-la-Morte
La lumière du soir glissait sur les arêtes crues de Bélème, ville jeune encore couverte des échafaudages de son ambition. Dressée sur les terres sauvages de l’Obéon intérieur, elle paraissait à la fois fière et assiégée. Au nord, à quelques encablures, s’élevait l’immense monolithe, bloc de pierre noire aux reflets d’obsidienne, gravé de runes anciennes. Il ne bougeait pas. Il ne parlait pas. Mais tous savaient qu’il tenait les hommes-bêtes à distance. Pour combien de temps encore, nul ne le disait.
Le navire d’Avalon avait remonté la côte sans escale, et traversé Port-Argent sans ralentir. Ici se jouait autre chose. Un arrachement. Un commencement.
Dans la cour d’accueil, pavée de dalles récentes encore tâchées de poussière rouge, quatre figures les attendaient.
Le baron Anthoine de la Nouvelle-Vry, grand manteau de voyage encore noué à la taille, observait sans sourire. À ses côtés se tenaient le Primus, vêtu de blanc et d’or, le regard rivé au ciel crépusculaire ; l’ambassadrice, impassible, tenant une tablette scellée ; et un elfe en armure pâle, dont la présence seule suffisait à figer les murmures.
Le baron fut le premier à parler.
— Bienvenue à Bélème. Ville dressée sur l’inconnu. Et aux portes de ce qui ne veut pas de nous.
Il désigna, d’un geste sobre, le monolithe qui dominait la plaine.
— Vous êtes venus en éclaireurs, mais vous resterez en observateurs. Ici, tout change vite. Les alliances se lient le jour et se brisent la nuit.
Son regard passa lentement sur chacun d’eux.
— Votre mission est simple : découvrir ce que les autres cachent. Évaluer les forces, les ambitions, les haines. Une journée. Pas plus. Un rapport. Pas un discours.
Le Primus ajouta, d’un ton solennel :
— Et gardez en vous la lumière du Céleste. Il ne suffit pas d’avancer dans l’ombre pour voir clair.
L’elfe, enfin, s’adressa directement à l’Ours :
— Nous avons vu la magie pervertir des empires. À vous de prouver qu’elle peut fonder une cité.
Un silence tendu s’installa. Puis le baron conclut :
— Bélème vous ouvre ses portes. Mais elle ne vous protégera pas. Ni du dehors… ni du dedans.
Il tourna les talons.
— Suivez-moi. Vous avez un rôle à jouer. Et peu de temps pour le comprendre.
Ils traversèrent la première arche du fort intérieur dans un silence pesant. Aux fenêtres, des visages furtifs se détournaient. Les quelques soldats présents portaient l’uniforme, mais pas la loyauté. Leurs regards étaient durs, incertains. L’air lui-même semblait retenir son souffle.
Le baron Anthoine marchait devant eux, sans ralentir. Il parlait bas, mais chaque mot portait.
— Ne vous fiez pas à la pierre. Elle est neuve. Elle ment. Cette ville n’a pas été conquise : elle a été cédée. Par épuisement. Par calcul.
Ils passèrent devant un mur couvert de signes peints à la hâte, des slogans effacés, des marques de factions inconnues. À l’angle d’une ruelle, un enfant fit semblant de cracher en voyant passer le Primus.
— Nous ne sommes pas les bienvenus. Pas moi. Pas vous. Ici, les ordres viennent d’ailleurs. D’en-dessous. Ou d’à côté. Des loges, des guildes, des visages qui ne signent rien, mais qui contrôlent tout.
Ils atteignirent la tour administrative, mais elle était verrouillée. Anthoine pesta, fit signe à un aide de camp qui partit chercher les clefs. Il reprit, plus bas :
— Vous êtes ici parce que vous n’êtes pas encore identifiés. Parce que vos bannières ne font peur à personne… ou pas encore. Ce que je vous demande, ce n’est pas de me jurer fidélité. C’est de comprendre à qui cette ville appartient vraiment. Et de me le dire. Discrètement.
Il tourna les yeux vers l’elfe de la Légion.
— Toi non plus, tu n’es pas le bienvenu ici. Les murs murmurent ton nom comme on murmure une menace.
L’elfe ne répondit pas. Il n’en avait pas besoin.
Anthoine revint vers Séguran.
— Tu es jeune. Tu n’es pas encore marqué. Profites-en. Obéon est une ruche sans reine. Si tu observes bien… tu verras qui nourrit la ruche. Et qui dévore.
Un cliquetis de clef ouvrit enfin la porte de la tour. L’intérieur était sombre, froid. Un escalier montait dans le silence.
— On vous attend en haut.
Il les regarda un à un.
— Vous êtes venus comme une délégation. Demain, vous serez peut-être des survivants.
Et il les laissa là, à l’orée d’une ville qui n’était plus vraiment leur alliée.