Texte apocryphe : certaines libertés ont été prises par rapport à la réalité des faits.
Le Massacre de la Nouvelle-Vry
Ils avaient suivi le fleuve pendant des semaines.
Des barges glissant lentement entre les bras d’eau, tirées parfois à la corde depuis les berges. À bord : des vivres, des outils, du bétail, des armes, des espoirs. Et au-dessus de tout cela, un nom : Anthoine de Vry, baron de Vif-Azur, menant avec lui cent âmes vers l’inconnu.
La clairière fut découverte un matin humide. Au centre, un promontoire rocheux, et une source claire qui serpentait jusqu’à la Première Route. Terre fertile. Bois abondant. Pierre affleurante. Ils l’appelèrent « don céleste ». Et, sans plus attendre, ils s’installèrent.
Grange. Maison commune. Manoir.
En six mois, la clairière était devenue village. Forge et scierie tournaient jour et nuit. La palissade était dressée, les champs labourés, les vivres mis en réserve pour l’hiver. Le soir du solstice, au cœur de la nuit, les chevaliers levèrent leur coupe et donnèrent un nom à cette terre : la Nouvelle-Vry.
Ils étaient là depuis le début. À l’orée des bois. Invisibles, mais présents.
Les hommes-bêtes.
Au matin d’hiver, ils se présentèrent enfin. Massifs. Muets. Entourés d’une tension fauve. Et pourtant, les colons les reçurent. Ils savaient ce que leur présence voulait dire. Ils avaient entendu parler des attaques autour de Bélème, des enlèvements, des disparitions.
Mais ici, il n’y eut pas de combat. Il y eut des mots.
Un accord fut scellé : nourriture partagée, troupeaux ouverts, promesse de ne pas appeler d’autres colons tant que la confiance ne serait pas établie. Tous y gagnèrent un peu de paix. Et peut-être, le croyait-on, un peu de respect.
Mais ils oublièrent d’attendre.
Au printemps, la seconde vague arriva : cinquante personnes. Gardes. Familles. Chevaux. Du sang neuf. Trop neuf.
Les hommes-bêtes le prirent comme une trahison.
Il y eut des escarmouches. Puis des représailles. Des morts. Deux paysans, un chasseur, cinq hommes-bêtes. La peur changea de camp, puis revint, puis tourna encore.
Alors, chose rare, les paysans prirent la parole. Ils forcèrent les chevaliers à négocier de nouveau. Ils voulaient vivre. Pas mourir pour l’honneur.
Les clans acceptèrent une rencontre. Mais leur demande était claire : diviser la colonie par deux. Livrer une moitié. En esclavage. En nourriture. Se soumettre.
Le baron se leva. Il tira son épée. Et dans la tente des pourparlers, la diplomatie s’éteignit dans un bain de sang.
Les têtes furent plantées. Les corps, pendus aux arbres.
La guerre reprit, avec un feu nouveau. Les raids redoublèrent. Les tortures devinrent rituelles. Et enfin, à la Vryenne, on forma l’ost.
Femmes, hommes, enfants portèrent l’arme. Une cible fut désignée : un camp repéré, situé à une demi-journée de marche.
L’aube vit tomber cent combattants sur des tentes endormies.
Mais ce n’était pas un camp de guerre.
C’étaient des civils. Des jeunes. Des anciens. Des familles.
Ils hésitèrent. Un instant.
Puis ils achevèrent leur œuvre. Comme on arrache une mauvaise herbe, les mains pleines de sang.
Un mois plus tard, le silence.
Puis l’alarme.
Une mer de poils et de crocs encerclait la Nouvelle-Vry. Des milliers d’hommes-bêtes. Et à leur tête, un chef immense, cornu comme un dieu ancien.
Il jeta deux captifs humains devant les murs. Puis, lentement, les fit torturer à vue, devant leurs compagnons impuissants. Les cris fendirent la forêt.
Puis la première vague frappa.
Cinq minutes de chaos.
Puis le calme.
Puis une deuxième vague.
Leurs morts devinrent des ponts. Et sur les cadavres, ils escaladèrent les murs.
La porte céda.
La colonie s’effondra.
Le dernier espoir fut la barge. La seule qu’ils n’avaient pas démontée.
Un quart des survivants refluèrent vers le fleuve. Enfants. Vieillards. Blessés. Dix chevaliers tinrent la ligne. Anthoine parmi eux.
La barge s’éloigna.
Puis, surgissant de l’eau, les hommes-bêtes attaquèrent.
Les cris des enfants furent la dernière chose que le baron entendit avant de charger, ivre de chagrin. Il fut fauché, projeté dans les eaux noires.
Il survécut. Par hasard. Par la main d’un ami, Rémon le Chevelu, qui tira son corps de l’eau.
Deux hommes. Deux rescapés.
Ils marchèrent pendant des jours. Traversèrent la forêt.
Et vinrent annoncer la chute.
La Nouvelle-Vry fut effacée.
Trois ans plus tard, Bélème tomberait à son tour.
Mais ce soir-là, autour du feu d’un autre campement, les mages, les soldats, les veilleurs qui n’étaient pas encore arrivés entendraient le vent souffler dans les arbres — et se demanderaient si l’odeur de la cendre venait du passé… ou de ce qui approchait.